Né à Londres de parents soudanais ensuite réfugiés aux Etats-Unis, Ahmed Gallab, le leader de Sinkane, était de passage à Paris pour présenter son nouvel album « Life and Livin’it ». Interview.
D’où vient le nom Sinkane ?
Le nom vient d’un malentendu. Quand je travaillais sur mon premier album, j’écoutais en boucle le premier album de Kanye West, sur lequel figurait une chanson dans laquelle il évoquait un esclave qui s’appelait Joseph Cinqué, l’homme qui mena la révolte sur le navire négrier Amistad. Mais moi j’entendais tout le temps « Sinkane » et je me suis demandé de qui il parlait ? Était-ce un ancien Dieu qui avait inspiré toute l’Afrique, dont le souvenir s’était perpétué de génération en génération, et qui serait arrivé en Amérique à travers le commerce négrier ? Et donc je me suis dit que je devais faire des recherches, et … j’avais tout faux ! Je ne trouvais rien sur Sinkane !!!! J’allais sortir mon disque et il me fallait un nom pour le groupe, et ce nom Sinkane continuait de me hanter, donc je l’ai conservé ! Quitte à utiliser un mythe, autant le créer soi même !
Quels liens gardez vous avec le Soudan, le pays d’où sont originaires vos parents ?
D’abord, j’ai passé ma petite enfance là-bas. Et quand nous nous sommes installés aux Etats-Unis, j’y allais chaque année pendant les vacances avec ma mère et mes sœurs. On y passait 3 mois par an, donc je vivais aux Etats-Unis mais aussi au Soudan, où j’ai gardé de la famille avec laquelle je reste toujours en contact.
Et qu’est-ce qui vous a amené, vous et votre famille, à vous installer aux Etats-Unis ?
Mon père était un politicien, un diplomate, et il est venu un jour aux Etats-Unis pour un programme d’étude. C’est alors qu’un coup d’état militaire a renversé le gouvernement du Soudan. Alors il a décidé de demander l’asile. Et on est tous restés ici.
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Quelles sont les musiques qui ont bercé votre enfance ?
Mes parents écoutaient beaucoup de musiques d’Afrique de l’Est : Oum Kalthoum, Mulatu Astatke, Mohammed Wardi, Sharhabil, Zeidane… je pourrais en citer encore plein ! Mais mes parents adoraient aussi la pop. Pour ma mère c’étaient Bob Dylan, les Beatles, Bob Marley, et mon père était un grand fan Phil Collins… Ensuite, ce sont mes amis qui ont eu beaucoup d’influence. J’ai pu grandir aux Etats-Unis, donc je pouvais apprendre et comprendre la culture américaine d’une autre manière que mes parents. Le punk, le hardcore, et ado je me suis jeté dans le punk. Ça m’a énormément influencé. La musique était géniale, très cathartique, et en la jouant c’était comme une thérapie, je pouvais m’exprimer, défouler mon énergie et mes frustrations. Et c’était une immense communauté. On s’entraidait avec d’autres punks, d’autres villes…
Le Free Jazz aussi vous a marqué
C’est un peu comme le punk, une vraie purge d’énergie… c’est explosif ! Une musique en réaction à l’état « normal » du monde où tout est structuré, défini, alors que le free était spontané, mais c’est surtout une rébellion contre la structure. Ça m’a rendu vivant, plus libre, bien plus que d’autres musiques. Et ça m’a aussi amené à la création avec des instruments, car les gens croient que le free jazz c’est un truc qui doit tout au hasard, or dans le free jazz le coté spontané est aussi très pensé, très travaillé.
« Moi j’essaie de dire : sois toi-même, il n’y a pas une seule manière de grandir, tu as le soutien de ceux qui vivent la même chose que toi. »
Vous continuez à parler du Soudan dans vos chansons ?
Je parle du Soudan, mais surtout de mon identité de soudanais qui vit au Soudan et à l’extérieur du Soudan. Beaucoup de gens sont comme moi : un tiers des soudanais a fui le pays, donc beaucoup de gens vivent les mêmes choses, et tous ont vécu ces problèmes d’identité, ils ont grandi loin de chez eux, au milieu d’une autre culture. De retour au Soudan ils ne sont plus vraiment chez eux, il ne sont plus vraiment comme les gens de là-bas, c’est de ça que je parle. C’est important de dire aux gens : vous n’êtes pas tous seuls, on est nombreux à vivre ça…
Moi, bien sûr, je parle de mon point de vue, celui de l’expatrié soudanais, mais bien au-delà du Soudan, ce décalage, ces questions identitaires concernent des tas de gens, et souvent ils se sentent seuls. Moi j’essaie de dire : sois toi-même, il n’y a pas une seule manière de grandir, tu as le soutien de ceux qui vivent la même chose que toi. Ce sont des questions que j’évoque dans l’album sur des chansons comme « That Way », « Fire », ou « Passenger »… en fait tout l’album parle de mon expérience, comme musulman, comme africain-americain, comme soudanais, comme musicien, comme nomade… pour moi toutes ces choses sont mêlées : l’identité, la religion, le fait de se sentir chez soi.. Ce sont des questions universelles, c’est important d’en parler.
Avez vous préparé Life and Livin’it différemment des précédents albums ?
Absolument. J’ai remarqué ces 3 dernières années combien le live était différent du studio, le live apporte énormément d’énergie, et je trouvais que les albums studio manquaient de ça. Je voulais importer de l’énergie du live en studio. Le live avait plus d’énergie parce que avec le groupe il y avait beaucoup plus d’énergie… collective. Je ne voulais pas faire comme autrefois et enregistrer la majorité des titres tout seul. Ça finissait par m’ennuyer… Avant j’écrivais, et puis on allait au studio. Et cette fois-ci, j’ai décidé d’écrire la musique, répéter avec les musiciens et la jouer sur scène à New York et ailleurs, et après tout cela, finir par entrer en studio. C’est ce qu’on a fait, on est partis loin de New York et des distractions, isolés pendant une semaine, on a passé sept jours d’affilée à enregistrer sans s’arrêter.
En 2014, vous étiez la figure de proue du Tribute to William Onyeabor (figure funky psychédélique du Nigeria décédée le 16 janvier 2017), avec le groupe Atomic Bomb, créé pour l’occasion. Qu’est-ce que vous retenez de cette expérience ?
C’est la plus grande chose que j’ai faite, c’est si rare de pouvoir jouer avec mes idoles… des fois dans une vie on a la chance de jouer avec l’une d’entre elles, mais là il y’en avait beaucoup. Pharoah Sanders, Damon Albarn, Money Mark des Beastie Boys, Joshua Redman, Jaz Walton d’Antibalas et d’autres… Un rêve devenu réalité. On m’a donné la chance d’être le directeur artistique… Quand David Byrne (fondateur des Talking Heads, patron du label Luaka Bop) m’a appelé, je me suis rendu compte que c’était sérieux, j’aurais jamais imaginé un jour l’avoir au bout du fil.
Je n’ai jamais étudié une musique autant que celle là, je voulais tout comprendre : comment chaque instrument jouait, comme il chantait, je voulais entrer dans les profondeurs de cette musique. C’était une expérience fantastique : on devait faire 6 concerts, mais ça marchait si fort que d’autres dates se sont enchaînées, et on a continué. Aucun concert, aucune chanson ne se ressemblait, des artistes voulaient nous rejoindre et donc on revisitait avec eux chacune d’entre elles, qui sonnait différemment à chaque fois. C’est à force de les interpréter dans différentes versions, avec des gens si différents, qu’on pouvait prendre conscience du côté universel de la musique d’Onyeabor ; M-1 de Dead Prez, Amadou & Mariam, Pharoah Sanders, comment rassembler tous ces gens là ? Des fois ça marchait bien, d’autres fois moins… Mais c’était magnifique ! On faisait ces concerts géants et on voyait combien cette musique était merveilleuse, combien elle rendait les gens heureux. On a enregistré 6 morceaux en studio, et aussi les concerts eux-mêmes. On sortira ça peut-être un jour.